Le danseur et chorégraphe François Chaignaud nous invite à une expérience envoûtante, entre rituel sacré et performance de music-hall. Dans un costume sculpture, haute-couture et spectaculaire signé Romain Brau, il enchaîne les métamorphoses (du dieu à la diva), puisant son inspiration dans un répertoire de danses traditionnelles ou religieuses, qu’il réinterprète peu à peu à la manière des artistes de cabaret. Une fascinante partition vocale rythme Dumy Moyi, alternant chants ukrainiens, philippins ou séphardiques. Dans l’espace resserré du musée des Beaux-Arts, François Chaignaud se livre à nous dans une cérémonie étrange où s’incarnent les mille sources de la danse contemporaine.
note d'intention
« J’ai assisté en 2010 et 2011 à des cérémonies de theyyam, danses et musiques sacrées du Malabar, en Inde. J’ai été littéralement impressionné par la démesure de ces longues cérémonies, par la sophistication et les proportions des costumes, par l’intensité et la puissance expressive, plastique, musicale, performative et chorégraphique de ces pratiques, puissamment spectaculaires, et hors de tous les paradigmes des conventions théâtrales occidentales. Cette impression est vite devenue de la fascination. Mais que faire de cette fascination ? De ces sentiments mêlés d’admiration, d’envie, de confusion, et d’attraction ? Comment (et pourquoi) les articuler à ma démarche et ma vie d’artiste, de danseur, installé en Europe ?
Il m’a alors semblé que cette fascination, et les questions qu’elle déclenche, vient s’inscrire dans une des premières (et fécondes) généalogies de la danse moderne. Dès le début du XXème siècle, en Europe et aux Etats Unis, des danseurs dits « exotiques » viennent créer des œuvres rigoureusement inspirées ou non de danses traditionnelles et religieuses, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. En même temps, des danseurs européens et américains, métisses ou non, s’inspirent de ces danses « exotiques » pour inventer des pastiches, des hommages, des variations. Les expositions coloniales, les dancing et les music-hall sont les lieux privilégiés de ces représentations.
Source ambigüe de la danse moderne (intimement liée au régime colonialiste), cette fascination pour les danses exotiques a fait imploser les cadres de ce que peut être une danse et a révélé la dimension culturelle, politique et anthropologique de la chorégraphie.
Elle a également nourri une créativité très importante, à la fois chez les artistes « exotiques » venus inventer des spectacles adaptés au régime de représentation occidentale, et chez les artistes occidentaux désireux d’inventer des corps et des danses dégagées de la référence à la danse classique savante européenne.
Le music-hall, le théâtre des variétés, les dime muséum, s’imposent comme les lieux les plus vivants de la création chorégraphique, où se mêlent, se conjuguent et s’affrontent, fascination pour l’exotisme, goût pour la juxtaposition et le collage plus ou moins chaotiques de pièces courtes et disparates, et pour l’inventivité et la surenchère de costumes et de décors fastueux, riches. C’est là que s’invente la danse moderne, la figure du solo, les danses insolites, plastiques, mystiques…
C’est à cette généalogie fondatrice et néanmoins un peu oubliée de la danse moderne que je souhaite connecter ce solo. Ainsi, retrouver une périodicité de la représentation qui n’a plus cours aujourd’hui en jouant 4 fois par jour, comme dans les vaudeville américains du début du vingtième siècle, ou dans les cinémas d’aujourd’hui, pour un groupe réduit de spectateurs, qui peuvent ainsi choisir leur heure. La fascination pour le theyyam a directement inspiré les costumes de Romain Brau, qui sont une dérive amoureuse et futuriste à partir des excès, et des échelles de ce qui transforme les danseurs kéralais en dieux. Le spectacle se conçoit comme une sorte de revue, à la fois miniature par la taille de l’espace, et majuscule, par la proportion des costumes. Il s’agit également de renouer avec l’art de chanter et de danser en même temps – caractéristique du music-hall. La chorégraphie se double d’un récital d’airs d’aveux et de confession ukrainien, séphardique, napolitain, russe, espagnol, philippin et anglais.
Je souhaite faire de mon corps le lieu de convergence de ces sources – parfois contradictoires : les danses religieuses, la vogue des danses « exotiques » en Europe dans le premier tiers du XXème siècle, l’importance du music-hall dans l’apparition de la danse moderne et de l’invention de nouvelles figures, hétérogènes… mais aussi les danses académiques, contemporaines et urbaines qui m’ont formé et façonné. À travers la triple contrainte de costumes lourds et sophistiqués, du chant constant, qui vient accompagner, augmenter et troubler la chorégraphie, et de l’espace-temps réduit et répétitif, je renouvelle le rêve que d’autres ont déjà formulé, de faire de la danse le lieu d’invention d’un corps impur, intense, empathique et en devenir. »
François Chaignaud